« Pas un seul jeune ne veut rester en Tunisie »… Par Luc De Barochez

La Tunisie est sur le fil du rasoir après la décision du président Kaïs Saïed, dimanche 25 juillet, de suspendre le Parlement pour trente jours et de limoger le gouvernement dominé par les islamistes du parti Ennahdha. Le chef de l’État a invoqué son droit constitutionnel découlant d’un « péril imminent » pesant sur le pays pour assumer le pouvoir exécutif. La Tunisie traverse une triple crise politique, avec un blocage des institutions depuis des mois, économique, à la suite de l’effondrement du tourisme, et sanitaire, avec un pic meurtrier de l’épidémie de Covid-19. La pression migratoire est forte parmi les jeunes, dont beaucoup n’hésitent pas à prendre des risques mortels pour tenter de gagner l’Europe.

Le président a assuré qu’il voulait préserver les libertés publiques dans le pays qui a renversé en 2011 la dictature du président Ben Ali et s’est engagé dans une démocratisation parfois chaotique. Islamologue, linguiste et psychanalyste, autrice de plusieurs essais sur l’islam et la société, Olfa Youssef* est une intellectuelle tunisienne de premier plan, engagée contre l’islamisme politique et les interprétations fondamentalistes du Coran. Elle décrypte les derniers événements pour Le Point.

Olfa Youssef (*) L’essayiste tunisienne souligne le soutien populaire dont jouit le président Saïed et espère que la mise à l’écart des islamistes sera bénéfique

Olfa Youssef : Attention, ce n’est pas une décision unilatérale du président, mais une révolution du peuple tunisien aussi. Il suffit de voir le nombre de personnes qui sont descendues dans la rue non seulement avant, mais surtout après l’annonce présidentielle, et qui ont exprimé leur liesse. Le geste du président peut aider la Tunisie à sortir de la crise de longue date qui la frappe et de son marasme économique sans précédent.

Le geste du président aurait donc, selon vous, contribué à préserver le processus démocratique ? À l’étranger, on est plutôt enclin à lui reprocher de l’avoir suspendu.

Je comprends les appréhensions exprimées par certains, au vu de l’histoire récente de la Tunisie et de son passé autocratique. Mais je remarque que pour le moment, le peuple tunisien soutient la décision du président. Pour autant, il ne lui donne pas carte blanche. Nous restons vigilants afin que la démocratie ne vire pas à la dictature, comme ce fut le cas après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987. Les gens attendent du président Saïed qu’il sauve le processus démocratique. Nous avons besoin d’une feuille de route et surtout de nouvelles élections pour que la démocratie tunisienne revienne sur le bon chemin.

Au-delà de l’épidémie de Covid et de la crise économique, quelle était la menace qui pesait sur la démocratie tunisienne ?

Elle venait surtout des islamistes qui, malgré leurs assurances du contraire, n’ont pas compris que la population voulait un pays démocratique et civil. Et surtout, la plus grande menace était la corruption. La corruption règne dans tous les domaines, y compris dans le domaine judiciaire.

Quelle est la responsabilité du parti islamiste Ennahdha dans cette corruption généralisée ?

C’est une grande responsabilité. Ennahdha a exploité les difficultés de certains députés avec la justice pour faire pression sur eux et les mettre à son service. Le parti a infiltré les hauts postes de l’État, l’administration, la justice. Il a mis en œuvre la tactique habituelle des Frères musulmans qui vise à prendre le pouvoir en dévoyant la démocratie. Si le président n’avait pas pris sa décision, peut-être la Tunisie serait-elle devenue dans quelque temps une dictature islamiste ?

Quel est le bilan des islamistes depuis 10 ans qu’ils participent au gouvernement ?

Ennahdha aurait pu choisir de mettre aux commandes de l’État des personnes compétentes. Mais son but n’était pas de développer l’économie ou l’éducation, mais bien de placer ses hommes. L’objectif était de s’infiltrer partout, y compris dans les médias, pour être un jour seul maître à bord.

Craignez-vous vraiment un retour à un système dictatorial comme sous Ben Ali ?

Personnellement, non. Le peuple tunisien est vacciné maintenant. Quand on a goûté à la liberté d’expression et à la démocratie pendant une décennie, il est très difficile de revenir en arrière. Mais ce que je crains – et j’espère me tromper –, ce sont des violences. L’histoire des Frères musulmans dans d’autres pays atteste que lorsqu’ils perdent le pouvoir, il peut y avoir des actes violents. J’espère que cela ne sera pas le cas en Tunisie. Une autre voie serait que les islamistes fassent leur autocritique, qu’ils écartent ceux qui ont une conception moyenâgeuse de la société, qu’ils respectent les valeurs de la République et, d’une manière générale, qu’ils se conforment à la loi civile. C’est possible. Pour cela, il faut que ceux qui ont enfreint la loi rendent des comptes, car la culture de l’impunité qui règne depuis dix ans doit cesser. La question des financements étrangers doit également être éclaircie. Mais si Ennahdha choisit de rompre avec l’ancien système et d’embrasser la démocratie, pourquoi ne pas l’accepter ?

L’éviction des islamistes du gouvernement peut-elle faciliter le redémarrage de l’économie et ainsi ralentir l’émigration de la jeunesse ?

Cela va dépendre en grande partie du nouveau chef du gouvernement et de son équipe que le président va désigner. Si vraiment des compétences sont promues, si on applique sérieusement la loi pour éradiquer le népotisme et la corruption, l’économie tunisienne peut redémarrer, et la population retrouver l’espoir en un avenir meilleur. Aujourd’hui, il n’y a pas un seul jeune qui veut rester en Tunisie. C’est grave, car ce pays n’offre plus d’espoir à la jeunesse.

Des manifestants à Tunis s’opposent au gouvernement.

Faut-il organiser de nouvelles élections rapidement ?

Dans quelques mois, oui, bien sûr. Un référendum sur un changement constitutionnel est aussi possible.

Ennahdha est sorti en tête de tous les scrutins depuis 2011. Le parti pourrait-il encore obtenir un bon score ?

Je ne le crois pas, pour trois raisons. La première est l’argent sale et le népotisme qui ont écorné son image. La seconde est que le nombre de Tunisiens qui ont participé aux dernières élections était minime, car ils ne croyaient plus au système. Mais dans la population totale, Ennahdha ne pèse guère plus que 5 %. Enfin, la troisième raison est le problème des ego surdimensionnés des politiciens des autres partis, qui ne sont pas parvenus à trouver un terrain d’entente. Certains se sont placés dans le sillage d’Ennahdha pour obtenir des avantages ou des postes au gouvernement. C’est fini maintenant. Même si Ennahdha arrive à renaître de ses cendres, il me semble quasiment impossible qu’il parvienne encore une fois en tête du scrutin.

Peut-on faire confiance au président Saïed pour conduire le changement ?

Je ne le connais pas personnellement. Mais je suis certaine, comme la plupart des Tunisiens, qu’il n’est pas dans la malversation. Il est honnête et a une certaine éthique. Il s’est toujours présenté comme le garant de libertés individuelles et politiques. Il est à l’écoute de son peuple et il a fait ce que son prédécesseur Béji Caïd Essebsi (décédé en 2019, NDLR), qui était pourtant un grand président, n’avait pas osé. On peut lui faire confiance, mais en restant vigilant. Car l’essentiel n’est pas le président, mais que les institutions retrouvent leur force et que l’idée d’un État-nation retrouve sa place non seulement dans l’imaginaire collectif des Tunisiens, mais aussi sur le terrain et dans nos relations avec l’étranger.

(*) Olfa Youssef a notamment publié Le Coran au risque de la psychanalyse (Albin Michel, 2007) et Sept controverses en Islam : parlons-en (Elyzad, Tunis, 2016)

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