Le saut de la mort : une famille défenestrée, retour sur le drame qui a secoué la Suisse

C’est le drame qui a bouleversé la Suisse. En mars dernier, au petit matin, dans la ville cossue de Montreux, un père, une mère, une tante et deux enfants se jettent du septième étage de leur immeuble. Retour sur un geste fatal et une énigme pour le moins glaçante.

Jeudi 24 mars 2022, Montreux, bientôt 7 heures du matin. Le soleil va se lever, et, pour les cinq locataires du septième étage de l’immeuble blanc au coin de la rue Igor-Stravinsky, la vue sur le lac Léman est enchanteresse. Leur appartement, au numéro 72, dispose d’un balcon tout en angles qui domine « la perle de la Riviera vaudoise ». C’est ainsi qu’on appelle Montreux dans les brochures touristiques. Rayonnement « international » et opulence feutrée. Demeures de luxe ou de charme qui virent passer Ella Fitzgerald, Hemingway, lord Byron ou Sissi l’impératrice. Sommets alpins enneigés à l’horizon mais microclimat presque méditerranéen bien que, ce jeudi à l’aube, la température ne dépasse pas 1 °C sur le balcon… À deux pas de là, le casino se prépare à ouvrir, la rue Igor-Stravinsky s’anime lentement. Personne ne peut soupçonner que dans quelques minutes va débuter l’une des histoires les plus troublantes de ces dernières décennies. Car, soudain, « quelque chose » tombe « d’en haut ». Ou plutôt « des choses » qui se fracassent sur la chaussée. Non pas « des météorites », comme veut le croire, l’espace d’une seconde, un passant. Mais « des gens, des êtres humains ». Les badauds n’ont pas encore compris qu’ils ont chuté de l’idyllique balcon ! Quelques instants plus tard, pourtant, des experts de la police scientifique s’activent sur la mini-terrasse triangulaire. Ils y sont montés directement, sans hésiter, tandis qu’en bas leurs collègues dressent des tentes sur la scène de crime. Les corps disparaissent aux regards, comme s’ils n’avaient jamais existé.

LE DRAME
Un saut de 25 mètres dans le vide. Ceux qui ont assisté au crash final ont eu le temps d’apercevoir, avant l’installation du périmètre de sécurité, les trois adultes figés sur le dos, mais aussi un adolescent et une petite fille, « tous deux encore en pyjama ! ». Stupéfiant. Impensable. Inimaginable. Mais, à 13 h 45, un communiqué de la police du canton de Vaud livre déjà l’esquisse du scénario qui s’est déroulé au petit matin : « Deux gendarmes se sont rendus dans l’appartement pour exécuter un mandat d’amener en lien avec la scolarisation à domicile d’un enfant. […] Ne pouvant entrer en contact avec les éventuels occupants, ils ont quitté les lieux. Dans l’intervalle, un témoin a appelé la police pour signaler que des personnes étaient tombées depuis le balcon. » Toutes, poursuit le communiqué, « membres d’une même famille de ressortissants français : le père de 40 ans, son épouse de 41 ans, la sœur jumelle de celle-ci et la fille du couple, âgée de 8 ans, sont décédés. Le fils, âgé de 15 ans, est hospitalisé dans un état grave ».

ZOOM SUR LA FAMILLE
Quant à savoir comment ils s’appellent, le sujet semble alors aussi verrouillé qu’un secret bancaire. « En Suisse, ce n’est pas comme en France, on ne révèle jamais l’identité des victimes ! » s’agace encore aujourd’hui le porte-parole de la police cantonale vaudoise, Jean-Christophe Sauterel, qui s’interdit toujours de prononcer ou d’écrire dans ses communications publiques les patronymes des défenestrés, parus depuis déjà des mois dans la presse. Et inscrits sur l’une des boîtes aux lettres de l’immeuble hérissé de balcons. Lus aussi dès le 24 mars par les reporters suisses accourus sur les lieux qui retracent aussitôt l’abasourdissant parcours du trio d’expatriés. Le père, Éric David, a affiché sur LinkedIn, où il totalise 316 relations, sa photo (tête de premier de la classe, cheveux bien peignés en arrière, sourire avenant) et son CV : École polytechnique, la prestigieuse filière des élites, carrière en tant qu’informaticien dans plusieurs ministères, dont le Quai d’Orsay et Bercy, départ pour la Suisse en 2013 lorsqu’il rejoint une société de Lausanne spécialisée dans la vente de billets en ligne, puis en devient l’un des consultants, en 2016, œuvrant depuis son domicile. La veille du drame, l’ingénieur, né dans un quartier tranquille du sud de Marseille, est encore au travail, en distanciel. Son épouse, Nasrine – avec qui il a eu Elena, la fillette de 8 ans, qui a succombé à ses blessures, et Allan, l’ado dans le coma qui a eu la vie sauve parce qu’un palmier a freiné sa chute – n’a plus d’activité professionnelle mais a été chirurgienne-dentiste en France, puis en Suisse avant de se voir retirer, en 2014, son autorisation d’exercer pour « des raisons administratives ». D’elle ne subsiste aucune photo. En 2015, elle a d’ailleurs déclaré au « contrôle des habitants » (formalité obligatoire en Suisse pour les étrangers chaque fois qu’ils arrivent dans une commune ou la quittent) son départ pour le Maroc avec sa petite dernière Elena, qui, comme elle, et bien que toujours à Montreux, est passée sous les radars. Pas d’école, pas de camarades. Son frère Allan, scolarisé mais à domicile, est en revanche dûment enregistré auprès des autorités cantonales. Tout comme sa tante, Narjisse. Après son divorce, elle a choisi de s’installer avec son beau-frère et sa jumelle Nasrine. Son cursus, détaillé le 27 mars par « Le Journal du Dimanche », est tout aussi brillant, sinon plus. Lycée Henri-IV dans le 5e arrondissement de Paris et Normale sup. Devenue une ophtalmologue réputée – « sympathique, joyeuse, rayonnante », diront certains de ses patients –, elle a même été cheffe de clinique aux Hôpitaux universitaires de Genève. Elle aussi travaille la veille du 24 mars. Parmi les occupants de l’appartement 72, c’est la seule qui mène une vie sociale à l’extérieur. Pour se la représenter, on peut se reporter à la vidéo du cours qu’elle donne à la faculté de médecine, en 2013 : blonde et fine, elle s’exprime d’une voix claire et douce. Selon le « JDD », les jumelles ont grandi dans un milieu cultivé et auraient pour grand-père Mouloud Feraoun (le poète et écrivain kabyle, anticolonialiste, ami d’Albert Camus, qui a lutté contre tous les fanatismes avant d’être froidement assassiné en 1962 par l’OAS). Ce lien de parenté, la police vaudoise refuse de le confirmer ou de l’infirmer.

UN SUICIDE COLLECTIF ?
En revanche, dès le 29 mars, soit cinq jours à peine après la défenestration, la même police claironne dans un communiqué que le mystère est en partie élucidé : « Drame familial à Montreux : la thèse du suicide collectif est privilégiée. » Une mort volontaire, donc, y compris pour les deux enfants mineurs, la « thèse » ne semble pas choquer les enquêteurs : « Les cinq personnes sont tombées, les unes après les autres, dans un intervalle de cinq minutes. » Image tout juste croyable que cette avancée consentie vers la mort, presque réglée au métronome. Peut-être mais, « avant ou pendant les faits », pas « le moindre bruit ou cri en provenance de l’appartement ». Et sur le balcon, où « un escabeau » a été retrouvé, « aucune trace de lutte ». Pourquoi trois quadragénaires surdiplômés, doués pour les sciences, ont-ils mis fin à leurs jours de manière aussi irrationnelle ? « Depuis le début de la pandémie, poursuit le communiqué, la famille était très intéressée par les thèses complotistes et survivalistes » et « vivait en quasi-autarcie », craignant « une immixtion dans leur vie », en particulier « les deux gendarmes » qui ont toqué à leur porte « à 6 h 45 ». Car la préfecture et la Direction générale de l’enseignement obligatoire avaient décidé de convoquer le père, après plusieurs courriers restés sans réponse au sujet de la scolarisation à domicile de son fils.

En un temps record, le mobile et le modus operandi du sidérant suicide collectif sont donc établis. Sans intervention de la police française (qui n’a jamais été saisie mais seulement « avisée »). Sans le récit d’Allan, qui, toujours à l’hôpital et souffrant de multiples blessures, n’a pas encore été auditionné. Et malgré les « informations extrêmement restreintes » (dixit les enquêteurs vaudois) fournies par les proches des David-Feraoun qui avaient, semble-t-il, rompu tout lien avec eux. Heureusement, si l’on peut dire, les voisins de l’appartement 72 parlent, même s’ils n’ont pas grand-chose à dire puisqu’ils ne connaissent pas cette famille qui a vécu repliée sur elle-même. Mais, comme la plupart des témoins projetés au cœur d’un « fait divers », ils revisitent leurs rares souvenirs, chacun, même le plus anodin, devenant alors signifiant. Les sœurs étaient parfois vêtues de « capes vertes », le père le plus souvent « de shorts même l’hiver », le week-end tous allaient se balader au bord du lac « en se tenant par la taille et en riant très fort », la nuit « vers 1 heure du matin, des bruits de baignoire remplie puis vidée » s’échappaient et le jour « une forte odeur d’encens », etc. Autre détail, plus consistant, validé par les perquisitions : les colis – de conserves alimentaires, de médicaments, de livres – commandés chaque jour, au point de s’entasser sur le paillasson, puis de remplir à ras bord les trois quarts de l’appartement. Et sur la porte d’entrée, côté palier, cette inscription : « Jesus is the reason for the season. » En l’honneur de l’Église mormone qui préconise de faire des réserves pour traverser l’Apocalypse ? D’un autre mouvement survivaliste ? Mais pourquoi constituer ce stock de vivres quand on s’apprête à se suicider ? Nul ne le sait lorsque, le 28 avril, Elena, ses parents et sa tante sont enterrés sur les hauteurs de Montreux. Deux jours plus tôt, un avis de décès, signé de la seule famille Feraoun, est paru dans deux médias suisses : « les personnes souhaitant rendre un dernier hommage » pourront assister à « l’inhumation à partir de 14 heures ». À l’heure et au jour dits, des journalistes, des représentants de la commune et quelques anciens collègues de Narjisse font le pied de grue à l’ombre des cyprès. En vain. La cérémonie s’est tenue avant le rendez-vous fixé dans l’annonce. Sur les sépultures, quatre stèles blanches semblent indiquer que les défunts étaient de confession musulmane. Et sur le livre des condoléances mis en ligne dans les journaux, seules deux femmes, Josiane et Alina, leur envoient d’indéchiffrables pensées. « Je suis sûre qu’un Bonheur Infini vous attend. […] Beau voyage ! » écrit l’une. « Je garderai de vous une grande leçon de vie, lors des épreuves passagères et prédestinées », ajoute l’autre.

DES QUESTIONS SANS RÉPONSES…
Dans les semaines qui suivent, tout le monde espère qu’Allan, « le miraculé », puisse enfin raconter ce qui s’est passé dans cet improbable « Stranger Things ». Las. « Le fils n’a aucun souvenir de la journée du drame », fait savoir la police le 25 mai, annonçant que « les investigations sont maintenant terminées ». Lorsque l’on s’en étonne auprès du porte-parole Jean-Christophe Sauterel, ce dernier consent toutefois à préciser : « Le procureur attend le rapport de la médecine légale – ce qui peut prendre plusieurs mois – avant de clore ou non l’instruction pénale. » Ces expertises seront-elles rendues publiques ? « Évidemment que non ! » Mais « nous l’avons déjà indiqué : les examens des légistes ne montrent pas d’autres traces de violence que celles consécutives à la chute ». Ni d’administration de drogue ? « Aucun élément ne va dans ce sens. » Un gourou aurait pu influer à distance alors. « Nous écartons toute appartenance à une secte ou groupe organisé. Relisez nos communiqués : nous avons écrit que la famille était TRÈS INTÉRESSÉE par le complotisme et le survivalisme. » Justement ! « INTÉRESSÉE, mais aucunement active dans ces réseaux. » Et qui a sauté en premier ou en dernier ? « Je ne vous le dirai pas, cela n’est pas d’intérêt public. » Ah bon ? Celui ou celle qui a bouclé l’envolée funèbre aurait pu inciter ou pousser les autres. « Ces cinq personnes, se contente de répéter le porte-parole, sont tombées successivement, avec un délai d’une minute entre chaque saut. » La preuve grâce aux caméras de vidéosurveillance de magasins alentour sans doute. No comment mais l’« intervention d’un tiers » est « exclue » de même que « toute forme de contrainte » exercée par un membre de la famille. Mieux ou pis, « aucun signe avant-coureur » ne laissait présager « un tel passage à l’acte », ce qui est « confirmé par le fils » qui « n’a pas oublié » sa vie d’avant (son amnésie est circonscrite au jour funeste). Le « suicide collectif » n’a pas été « préparé » à l’avance. Ainsi donc, deux enfants, leurs parents et leur tante ont subitement escaladé un escabeau parce que deux gendarmes ont voulu entrer chez eux. Et sans l’avoir jamais prémédité, ils ont, comme un seul homme, décidé de mourir. Jean-Christophe Sauterel laisse planer un silence avant de clore la conversation avec une phrase qui se veut pleine de bon sens : « Il faut vivre avec le fait que dans cette histoire nous n’aurons pas toutes les réponses. »

SOURCE : ELLE

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